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jeudi 2 octobre 2014

Une génération de transition





"En ce qui concerne n'importe lequel de mes romans, j'essaie en premier lieu de raconter une histoire de la meilleure façon possible, la plus émouvante, la plus complète. Mais même cela n'est pour moi qu'accessoire, comparé à ce que je m'efforce de faire, si l'on considère mon oeuvre dans son ensemble. Je raconte la même histoire inlassablement, c'est-à-dire moi-même et le monde. [...] J'essaie de tout dire dans une seule phrase, entre la majuscule et le point final. J'essaie toujours de tout mettre dans une coquille de noix". (W.F., novembre 1944)

"La vie est monotone ici. Mais si je vais ailleurs, je dépenserai en deux semaines l'argent sur lequel je peux vivre deux mois ici, et alors il faudra que je retourne en Californie. A trente ans vous vous apercevez tout à coup que vous êtes devenu l'esclave d'un tas de choses inertes, de jour en jour plus encombrantes. Vous n'osez pas regarder tout ça de trop près, parce qu'il vous faudrait avouer qu'il n'y en a pas une dont vous ayez vraiment besoin. Mais vous les gardez encore vingt ans, parce que vous pensez que vous vous en débarrasserez un jour ou l'autre. Et puis un jour vous avez presque 50 ans et vous savez que vous ne vous en débarrasserez jamais." (W.F., décembre 1946)

Deux extraits tirés du recueil de la correspondance échangée entre William Faulkner et Malcom Cowley. Magnifique petit ouvrage ("sans prétention" pourrait-on dire) qui expose à nos regards les relations entre un critique littéraire avisé et un auteur oublié ou évité, chose à laquelle le premier veut remédier. Plus encore que la technique littéraire, le talent et le génie faulknériens (pour reprendre la différenciation de Malcom Cowley), c'est l'histoire d'une amitié, basée sur le respect et une compréhension réciproque, qui affleure à travers ces quelques lettres.
"Malgré toutes les différences qu'il y avait entre nous, dont la plus grande était son génie, nous étions des hommes de la même époque, avec les mêmes normes, nées en partie de nos lectures des mêmes auteurs et avec le même amour instinctif de la patrie américaine. Ses actions ne me paraissaient pas inexplicables, comme elles le semblaient à d'autres. C'étaient ses solutions à lui, originales et simples, comme s'il agissait sans précédents, devant des problèmes auxquels tous les écrivains de notre temps avaient à faire face." (M.C.)
"Nous étions presque tous des provinciaux dans un sens ou dans un autre. Il y avait des exceptions : Scott Fitzgerald, par exemple, était "moins" chez lui à la campagne, "les fesses dans les marguerites", qu'il ne l'était dans son faubourg résidentiel. La plupart des autres habitaient la province par goût, de préférence pas trop loin de New York ou de Paris, ou, dans le cas d'Hemingway, La Havane. Ou bien, encore, ils trouvaient un compromis comme Cummings, en passant six à sept mois à New York et le reste de l'année sur le sommet d'une colline, dans le New Hampshire. Peut-être pourrait-on nous appeler une génération de transition, portée à jouir des plaisirs de la ville, mais en même temps chasseurs, pêcheurs, avides de sentir la terre plutôt que l'asphalte sous leurs pieds. Nous avions des idées avancées en littérature et parfois en politique, mais nous étions des conservateurs dans nos autres aspirations, faisant retour sur le passé pour y retrouver nos rêves, dans ce pays que nous avions connu dans notre enfance, où les gens vivaient des vies séparées dans des maisons isolées et éparpillées ; où il y avait de vastes champs, où un jeune garçon pouvait chasser sans craindre les écriteaux portant : "défense d'entrer" et des grands bois, que les bûcherons n'avaient pas encore détruits et dans lesquels il pouvait errer avec une boussole. Je crois bien que nous avons été la dernière génération où ces goûts champêtres étaient considérés comme normaux. La poésie et le roman américains à partir de notre époque sont devenus de plus en plus une littérature de ville ou de banlieue". (M.C.)

Malcom COWLEY, William FAULKNER, Correspondance - lettres et souvenirs de 1944 à 1962 commentés par M. Cowley, Coll. "Du monde entier", Paris, Gallimard, 1970.