Old Taylor Rd, Oxford courtesy of American Memory Project, Library of Congress

samedi 8 décembre 2018

Les mains libres


 


 "Prends garde c'est l'instant où se rompent les digues
C'est l'instant échappé aux processions du temps
Où l'on joue une aurore contre une naissance" 
extrait L'aventure






"J'espère
Ce qui m'est interdit" 
 Le tournant
 



 "Sur cette étoile de gazon c'est elle
C'est elle dans cette maison déserte
C'est elle dans cette rue sombre
C'est elle sur ce monument
C'est elle parmi ces sauvages
C'est elle sur ce sein mendiant
C'est elle dans la neige là

Toujours derrière un mur
Comme au fond d'un ravin" 
C'est elle





samedi 3 novembre 2018

L'adieu aux armes






"Devant nous, à droite, la route tournait et, en regardant en bas, je pouvais la voir dégringoler à travers les arbres. Il y avait des troupes sur cette route et des camions et des mules avec de l'artillerie de campagne et, tandis que nous descendions, rangés sur le côté, je voyais la rivière, tout en bas, la ligne des traverses et des rails qui la longeait, le vieux pont du chemin de fer, et plus loin, au pied d'une colline, au-delà de la rivière, les maisons démolies de la petite ville dont nous devions nous emparer".

      L'Adieu aux armes est un roman qui commence comme un roman sur la guerre et finit comme un roman d'amour. Le lecteur y trouve les thèmes chers à Hemingway : la guerre et l'amour donc, mais aussi le courage (aussi bien dans la guerre qu'en amour), l'héroïsme, la force des idéaux politiques (confrontés à la réalité), enfin la douceur de vivre -italienne ici. 
      Frédéric Henry est un jeune Américain, engagé volontaire dans les ambulances sur le front italien. Le regard distancié (au coeur des atrocités des combats mais non combattant lui-même) qu'il porte sur cette guerre européenne (une guerre de "l'Ancien monde") permet à l'auteur d'interroger implicitement le lecteur sur des combats dont l'apparente inutilité (et prévisibilité) installe un sentiment de résignation, voire de désespoir, aussi bien sur le front qu'à l'arrière. 
      Cette face sombre du roman (dont l'acmé est constitué par la bataille de Caporetto 1) est adoucie par l'histoire d'amour entre Frédéric Henry et Catherine Barkley, infirmière anglaise. L'irritante Catherine, aurais-je envie d'écrire:

"- Je suis une petite femme toute simple, dit Catherine.
- Je ne le croyais pas au début. Je croyais que tu étais folle.
- J'étais un peu folle. Mais je n'étais pas folle d'un manière compliquée. Je ne t'ai jamais déconcertée, hein, mon chéri ?
- Le vin est une grande chose, dis-je. ça vous fait oublier tout ce qui est mauvais".

      Il n'est pas question ici de dévoiler la fin du roman. Cependant cette histoire d'amour apporte un contrepoint au récit de guerre : comment, et pourquoi, aimer alors que règne la violence et que celle-ci ne semble pas devoir finir ? N'est-il pas trop humain et très dérisoire de vouloir vivre simplement, de rechercher de petits plaisirs quotidiens, boire un verre (plutôt plusieurs, foi d'Hemingway) avec des amis ou l'être aimé, se promener dans un parc, assister à des courses de chevaux... Et surtout, ces histoires qui auraient dues être parallèles finissent par avoir des trajectoires croisées : le pessimisme lié à la guerre se teinte d'espoir avec une possible intervention américaine, alors que l'optimisme lié à l'amour décline face aux duretés de la vie.


      Le lecteur assidu de Faulkner, ayant en mémoire les controverses qui opposèrent les deux auteurs, ne peut s'empêcher de relever quelques passages :

 "En septembre, les nuits fraîchirent. Les journées étaient fraîches aussi et, dans le parc, les arbres commençaient à changer de couleur. Nous comprîmes alors que l'été était fini".
"Je m'éveillai quand Rinaldi rentra, mais il ne me parla pas et je me rendormis. Le matin j'étais habillé et parti avant le jour, et Rinaldi ne se réveilla pas quand je partis".

      Pour autant, l'Adieu aux armes est une agréable lecture, un roman dont les personnages sont attachants, une petite histoire s'inscrivant dans la grande Histoire.


   Caporetto, troupes italiennes.



1- Caporetto, un nom tout juste évoqué dans le roman, mais dont l'onde de choc se fera ressentir quelques années plus tard.



 


vendredi 5 octobre 2018

Siddhartha







"Un but, un seul, se présentait aux yeux Siddhartha : vider son cœur de tout son contenu, ne plus avoir d'aspiration, de désirs, de rêves, de joies, de souffrances, plus rien. Il voulait mourir à lui-même, ne plus être soi, chercher la paix dans le vide de l'âme et, par une abstraction complète de sa propre pensée, ouvrir la porte au miracle qu'il attendait. "Quand le moi sous toutes ses formes sera vaincu et mort, se disait-il, quand toutes les passions et toutes les tentations qui viennent du cœur se seront tues, alors se produira le grand prodige, le réveil de l’Être intérieur et mystérieux qui vit en moi et qui ne sera plus moi"."

"Je suis capable d'aimer une pierre, Govinda, un arbre et même un morceau d'écorce. Ce sont des choses et on peut aimer les choses ; mais ce que je suis incapable d'aimer, ce sont les paroles. Et voilà pourquoi je ne fais aucun cas des doctrines. Elles n'ont ni dureté, ni mollesse, ni couleur, ni odeur, ni goût, elles n'ont qu'une chose : des mots. Peut-être est-ce pour cela que tu n'arrives pas à trouver la paix ; tu t'égares dans le labyrinthe des phrases."


      Entre ces deux extraits (p. 32 pour le premier, p. 152 pour le second), Hermann Hesse raconte la quête de la paix de Siddhartha, dans un "décor hindou". Au cours de récit initiatique, le lecteur côtoie des brahmanes, des ascètes samanas, rencontre Gotama (Bouddha), mais aussi les inévitables représentations d'une certaine corruption terrestre que représentent le marchand (Kamaswani) et la courtisane (Kamala).


"Quand Kamala la belle entra dans son bosquet ombreux,

Le brun Samana se tenait sur son passage.

En voyant cette fleur de lotus il s'inclina profondément

Et Kamala remercia par un sourire.

Et Le jeune homme se dit alors : Il est fort bien de sacrifier aux dieux,

Mais sacrifier à la belle Kamala vaut infiniment mieux"

(vers de Siddhartha)
      
       Dans son introduction, Jacques Brenner écrit : "Des jeunes gens ont pu lire Siddhartha comme une œuvre initiatique et quasiment comme un texte sacré". Il semblerait que j'ai passé l'âge pour apprécier à sa juste valeur ce type de récit. C'est plaisant à lire, mais sans accrocher outre mesure l'esprit (trop matérialiste peut-être). A moins que ce détachement soit un premier pas sur la voie de la sagesse chère à Siddhartha.





samedi 15 septembre 2018

Walden


"Thoreau n'est pas un sage enclin à se retirer du monde, mais un homme bien décidé à y demeurer pleinement, en se donnant les moyens -spirituels- de le faire." (1)







"La richesse superflue ne peut acheter que des superfluités. L'argent n'est point requis pour acheter un simple nécessaire de l'âme."


      Walden, ou le retour à la nature, dans la nature, en son sein, vivant à son rythme. Henry David Thoreau a 28 ans lorsqu'il décide de vivre en marge de la société, celle des Etats du Nord des Etats-Unis, lesquels constitueront le berceau de l'industrie américaine. Ce pas-de-côté (nous sommes en 1845) lui permit d'écrire cet ouvrage composite qu'est Walden. Car si Thoreau est chanté par les amoureux de la nature, parfois même célébré par les adeptes de la décroissance, il faut bien admettre que l'homme est plus complexe qu'il n'y paraît. Certes, ce qui ressort principalement de la lecture de Walden ce sont les longues descriptions d'une nature en perpétuelle mutation, d'un étang à l'eau si pure, des arbres, des fleurs, des oiseaux...
"Dès les premiers jours de mai, les chênes, les hickorys, érables et autres arbres, tout juste bourgeonnant parmi les bois de pins qui entourent l'étang, impartissaient au paysage un éclat comparable à la lumière du soleil, surtout les jours couverts, comme si le soleil perçant les nuées brillait timidement çà et là sur les versants. Le trois ou quatre mai je vis un plongeon dans l'étang, et durant la première semaine du mois j'entendis le whippoorwill, la grive rousse, la litorne, le moucherolle verdâtre, le chewink et autres oiseaux. j'avais entendu depuis longtemps la grive des bois. Le moucherolle brun, une fois encore déjà revenu, avait jeté un regard par ma porte et ma fenêtre, pour voir si ma maison était assez caverne pour lui, se tenant suspendu sur ses ailes bourdonnantes les griffes recourbées, comme s'il s'agrippait à l'air, tout en faisant l'inspection des lieux ; le pollen-soufre du pitchpin bientôt saupoudra l'étang et les pierres et le bois pourri le long de la rive, au point qu'on eût pu en recueillir un plein baril."
      Cependant, ce retour à la nature exige des concessions : s'instruire par l'expérience d'un travail quotidien, fortifier son âme, notamment par la lecture, se séparer du superflu, produire soi-même ce dont on a besoin (construire sa maison par exemple), cultiver son jardin (afin de tendre à une certaine autarcie). Ainsi avons nous de nombreuses pages (un chapitre même !) sur son champ de haricots -"bio" avant l'heure-, son utilité et son économie. Car ce style de vie comporte aussi un aspect sans doute moins porteur (j'allais écrire vendeur) pour nos sociétés contemporaines : le refus du progrès lorsqu'il coûte plus qu'il ne rapporte à l'individu, à ce dont il aurait besoin pour vivre en communion avec la nature.Ainsi H. D. Thoreau refuse-t-il de prendre le train pour aller dans une ville voisine, car le temps nécessaire pour financer l'achat du ticket est plus important que le temps que lui mettra pour s'y rendre à pied. C'est à ce prix, en refusant ce dont on peut se passer, en cultivant soi-même les produits de la terre autour de chez soi, en vivant simplement (naturellement ?), que la communion avec la nature devient possible. Cela passe par un refus du paraître, de ses excès, obstacle à la compréhension de ce qui constitue l'être humain.
"Le luxe, en général, et beaucoup du soi-disant bien-être, non seulement ne sont pas indispensables, mais sont un obstacle positif à l'ascension de l'espèce humaine. Au regard du luxe et du bien-être, les sages ont de tous temps mené une vie plus simple et plus frugale que les pauvres."

      Refus du luxe donc, mais aussi un rejet du mouvement de patrimonialisation dont il redoute l'essor (que dirait-il aujourd'hui !).
"Les nations sont possédées de la démente ambition de perpétuer leur mémoire par l'amas de pierre travaillée qu'elles laissent.  Que serait-ce si d'égales peines étaient prises pour adoucir et polir leurs moeurs ? Un seul acte de bon sens devrait être plus mémorable qu'un monument aussi haut que la lune."

      L'homme doit, à l'inverse, se "construire", se connaître, compter sur lui-même, et parfois de méfier de ses congénères.
"Commencez où vous êtes et tel que vous êtes, sans viser principalement à plus de mérite, et avec une bonté étudiée allez faisant le bien. Si je devais le moins du monde prêcher sur ce ton, je dirais plutôt : Appliquez-vous à être bon [...] Il n'est odeur aussi nauséabonde que celle qui émane de la bonté corrompue. C'est humaine, c'est divine charogne. Si je tenais pour certain qu'un homme soit venu chez moi dans le dessein bien entendu de me faire du bien, je chercherais mon salut dans la fuite comme s'il s'agissait de ce vent sec et brûlant des déserts africains appelé le simoun, lequel vous remplit la bouche, le nez, les oreilles et les yeux de sable jusqu'à l'asphyxie, de peur de me voir gratifié d'une parcelle de son bien - de voir une parcelle de son virus mélangé à mon sang. Non, - en ce cas plutôt souffrir le mal suivant la voie naturelle. Un homme n'est pas un homme bon, à mon sens, parce qu'il me nourrira si je meurs de faim, ou me chauffera si je gèle, ou me tirera du fossé, si jamais il m'arrive de tomber dans un fossé. Je vous trouverai un chien de Terre-Neuve pour en faire autant. La philanthropie dans le sens le plus large n'est pas l'amour pour votre semblable."

      H.D. Thoreau apparaîtra même à certains de ses lecteurs quelque peu élitiste, voire conservateur, quand il s'agit d'instruction.
"L'homme d'études peut lire Homère ou Eschyle dans le grec sans danger pour lui de dissipation ou de volupté, car cela implique qu'il rivalise en quelque mesure avec leurs héros, et consacre les heures matinales à leurs pages. Les livres héroïques, même imprimés dans le caractère de notre langue maternelle, le seront toujours en langue morte pour les époques dégénérées ; et il nous faut rechercher laborieusement la signification de chaque mot, de chaque ligne, en imaginant un sens plus large que l'usage courant ne le permet avec ce que nous avons et de sagesse et de valeur et de générosité. Le livre moderne, aussi fécond qu'à bas prix, malgré toutes ses traductions, n'a pas fait grand-chose pour nous rapprocher des écrivains héroïques de l'Antiquité. Ils semblent tout aussi solitaires, et la lettre dans laquelle ils sont imprimés aussi rare et curieuse, que jamais. Cela vaut la dépense de jours de jeunesse et d'heures précieuses, d'apprendre rien que quelques mots d'une langue ancienne, qui sortent du langage ordinaire de la rue, pour servir de suggestions et de stimulants perpétuels. Ce n'est pas en vain que le fermier se rappelle et répète le peu de mots latins qu'il a entendus. On a l'air parfois de dire que l'étude des classiques devrait à la fin céder la place à des études plus modernes et plus pratiques ; mais l'homme d'études entreprenant étudiera toujours les classiques, en quelque langue qu'ils soient écrits, et quelque anciens qu'ils puissent être. Qu'est-ce en effet que les classiques sinon les plus nobles pensées enregistrées de l'homme ?"
 "Lire bien -c'est-à-dire lire des livres sincères dans un sincère esprit- constitue un noble exercice, et qui mettra le lecteur à l'épreuve mieux que nuls des exercices en honneur de nos jours. Il réclame un entraînement pareil à celui que subissaient les athlètes, l'application soutenue presque de la vie entière à cet objet. Les livres doivent être lus avec autant de réflexion et de réserve qu'ils furent écrits. Il ne suffit pas même de savoir parler la langue du pays dans laquelle ils sont écrits, car il y a un intervalle considérable entre la langue parlée et la langue écrite, la langue entendue et la langue lue. L'une est en générale transitoire -un son, une langue, un simple dialecte, quelque chose de bestial, et nous l'apprenons de nos mères inconsciemment, comme les bêtes. L'autre en est la maturité et l'expérience ; si l'une est notre langue maternelle, l'autre est notre langue paternelle, une façon de s'exprimer circonspecte et choisie, trop significative pour être perçue par l'oreille, et qu'il nous faut naître de nouveau pour parler."
 
      Enfin, pour l'auteur, le citoyen doit être prêt à défendre sa patrie.
"Je me sentais fier de savoir que les libertés du Massachusetts et de notre mère patrie était sous telle sauvegarde ; aussi, en m'en revenant à mon sarcloir, étais-je rempli d'une inexprimable confiance, et poursuivais-je gaiement mon labeur dans une calme attente de l'avenir."
"Il est une période dans l'histoire de l'individu aussi bien que de la race, où les chasseurs sont l'"élite", comme les appelaient les Algonquins. Nous ne pouvons que plaindre le jeune garçon qui n'a jamais tiré un coup de fusil ; il n'en est pas plus humain, c'est son éducation qui a été tristement négligée. Telle fut ma réponse pour ce qui est de ces jeunes gens que telle question préoccupait, sûr qu'ils ne tarderaient pas à être au-dessus d'elle. Nul être humain passé l'âge insouciant de la jeunesse, ne tuera de gaité de coeur la créature, quelle qu'elle soit, qui tient sa vie du même droit que lui."

      Dans les dernières pages, Henry David Thoreau tire le bilan de cette expérience.
"Grâce à mon expérience, j'appris au moins que si l'on avance hardiment dans la direction de ses rêves, et s'efforce de vivre la vie qu'on s'est imaginée, on sera payé de succès inattendu en temps ordinaire. On laissera certaines choses en arrière, franchira une borne invisible ; des lois nouvelles, universelles, plus libérales, commenceront à s'établir autour et au-dedans de nous ; ou les lois anciennes à s'élargir et s'interpréter en notre faveur dans un sens plus libéral, et on vivra en la licence d'un ordre d'êtres plus élevé. En proportion de la manière dont on simplifiera sa vie, les lois de l'univers paraîtront moins complexes, et la solitude ne sera pas solitude, ni la pauvreté, pauvreté, ni faiblesse, faiblesse. Si vous avez bâti des châteaux dans les airs, votre travail n'aura pas à se trouver perdu ; c'est là qu'ils devaient être. Maintenant posez les fondations dessous."





(1) SPECQ François, "Se perdre de vue dans ce que l'on voit : le Journal de H.D. THOREAU et l'écriture de la nature", Revue française d'études américaines, 2005/4, n°106, p 8-18.






mercredi 15 août 2018

La trilogie berlinoise







      

      Bernhard (Bernie) GUNTHER est un privé -un privé à la Phil. Marlowe, disent certains-, bourru, borné, ayant le sens de la répartie, légèrement alcoolique, passablement misogyne, cynique mais moral (si je puis dire), ayant aussi quelques obsessions et névroses (rien d'irréparable pour un privé). Plus habitué au froid et à la pluie qu'à la douceur du climat californien, car notre homme officie à Berlin, celui de la montée du nazisme, puis de sa prise de pouvoir, et jusqu'à son effondrement et les prémisses de la Guerre froide. Ce contexte historique, peu courant dans la littérature policière, a grandement contribué au succès de cette trilogie berlinoise. Et ce n'est pas le moindre des paradoxes que de savoir qu'elle est l'oeuvre d'un écrivain britannique, Philip KERR (1956 - 2018).
      Si le contexte historique est très prégnant - les Jeux olympiques de Berlin, en 1936, dans L'Eté de cristal, la nuit de cristal (1938) dans La Pâle Figure, la lutte d'influence américano-soviétique à Berlin (mais aussi à Vienne) en 1947 dans Un Requiem allemand-, il reste cependant au service du récit. Les enquêtes amènent Bernie Gunther à rencontrer quelques dignitaires du parti NSDAP (Goering ou Himmler par exemple), mais sont surtout l'occasion pour l'auteur de nous décrire la vie à Berlin dans ces années-là, une vie miséreuse et  souvent cruelle (des évocations parfois poignantes). La facture relativement classique des enquêtes (pour un privé) s'efface même parfois devant le réalisme des scènes de la vie quotidienne des Berlinois et Berlinoises : des habitants qui luttent pour leur survie, en proie à une insécurité permanente, semblant pressentir les folies du monde mais n'ayant plus assez de force, ou quelquefois de volonté, pour s'opposer "aux conséquences de la paix" (pour reprendre le titre de J.M. KEYNES).
      Au final, un bon moment de lecture. Est-ce pour autant un des chef-d'oeuvre de la littérature policière, tel qu'il est souvent présenté ? La réputation de cette trilogie ne tient-elle pas, surtout ou en partie, au fait que le héros est un anti-nazi convaincu (même s'il lui faut composer de temps à autre avec le pouvoir en place) ? Aurait-elle autant de succès si Bernie Gunther était un enquêteur SS, chargé d'éliminer la corruption au sein de ses services ? Sans doute pas. Cela étant, la trilogie reste un bon "polar", de ceux que l'on aime prendre le temps de lire l'été venu.



Berlin, 1933.


Berlin, 1945.


dimanche 8 juillet 2018

Les Frères Karamazov




"(...) le secret de l'existence humaine consiste, non pas seulement à vivre, mais encore à trouver un motif de vivre".




"Des siècles passeront et l'humanité proclamera par la bouche de ses savants et de ses sages qu'il n'y a pas de crimes et, par conséquent, pas de péchés ; qu'il n'y a que des affamés".


      Après le psychologisant Crime et châtiment, le théologisant Les Frères Karamazov. Dit comme ça, j'ai bien conscience que cela ne donne pas très envie de lire cet épais roman, le dernier de Dostoïevski. Et pourtant.
      Comme pour Crime et châtiment, un meurtre sert de fil rouge au roman ; nous y retrouvons aussi les multiples rebondissements qui parfois désorientent (à dessein ?) le lecteur. De nombreux personnages émergent au fil des pages. Des seconds rôles prennent de l'importance, puis disparaissent, quand d'autres reviennent au fil des épisodes sans jamais s'imposer. Le personnage de second rôle est une figure importante chez Dostoïevski, venant souvent en contrepoint d'un personnage principal, permettant par la-même d'en faire ressortir toute la spécificité.
      L'intrigue est simple : Les Frères Karamazov, c'est l'histoire d'une famille qu'un crime va bouleverser. Les trois  frères, Ivan, Dimitri et Aliocha, vont vivre cette épreuve différemment, selon leurs caractères, même si aucun n'échappe à une profonde introspection. Car, au-delà du fait de savoir qui est le coupable, Dostoïevski amène le lecteur à s'interroger sur la notion même de culpabilité et son corollaire terrestre de justice. Culpabilité individuelle contre culpabilité universelle. Justice humaine et justice divine. Progressisme ou conservatisme. Aucune de ces oppositions n'a de réponse simple. Nous retrouvons la critique du système judiciaire mise en oeuvre dans Crime et châtiment. Mais Dostoïevski élargit ici le champ de la réflexion en accentuant l'imprégnation religieuse de l'interrogation. Aliocha, l'un des trois frères, celui qui a choisi la vie monastique, sert de catalyseur : il sert de dépositaire aux réflexions sur la foi, la justice, la responsabilité de l'homme (1)... Le passage "Le grand inquisiteur" est devenu un morceau d'anthologie (à lire et à relire) de la littérature russe : on y trouve tout ce qui la fait aimer...  ou détester !
      Les Frères Karamazov constitue une plongée dans la société russe des petites villes de province, encore fortement rurales, où progressisme et traditionalisme, notamment religieux, s'affrontent, se mélangent et s'influencent. Où un tribunal peut devenir salle de théâtre, avec sa mise en scène, ses acteurs et son public.
Un livre à lire donc. Un seul bémol, la fin qui me semble moins réussie que pour Crime et châtiment.

"Mais assez de vers. Laisse-moi pleurer. Que ce soit une niaiserie raillée par tout le monde, excepté par toi. Voilà tes yeux qui brillent. Assez de vers. Je veux maintenant te parler des "insectes", de ceux que Dieu a gratifié de la sensualité. J'en suis un moi-même, et ceci s'applique à moi. Nous autres, Karamazov, nous sommes tous ainsi ; cet insecte vit en toi, qui es un ange, et y soulève des tempêtes. Car la sensualité est une tempête, et même quelque chose de plus. La beauté, c'est une chose terrible et affreuse. Terrible, parce qu'indéfinissable, et on ne peut la définir, car Dieu n'a créé que des énigmes. Les extrêmes se rejoignent, les contradictions vivent accouplées. Je suis fort peu instruit, frère, mais j'ai beaucoup songé à ces choses. Que de mystères accablent l'homme ! Pénètre-les et reviens intact".

(1) "En rendant l'homme responsable, le christianisme lui reconnait du même coup sa liberté", F.D., Journal d'un écrivain.

En complément :
ELTCHANINOFF E.,  « Coupable devant tous et pour tout ». Justice et culpabilité chez Dostoïevski, Études 2011/1 (Tome 414), p. 77-87.
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dimanche 24 juin 2018

Pensées pour moi-même... (suite)


 Nicolas Poussin, Paysage avec Saint Jean à Patmos


"L'empereur n'ajoute à la doctrine stoïcienne aucun concept. Il ne s'en revendique même pas explicitement, piochant ses références de façon éclectique.Pourquoi est-il alors considéré comme l'un des plus importants penseurs et adeptes de cette école ? Parce que les efforts, les doutes, la discipline dont il fait preuve dans ses Pensées pour moi-même illustrent bien l'esprit d'une philosophie qui invite avant tout à la pratique, non à la spéculation théorique. Les Pensées ne sont pas un essai : on y retrouve les grands thèmes du stoïcisme -recherche de l'absence de troubles de l'âme, distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas, souci de prendre sa place dans un ordre de la nature-, mais jamais discutés ou démontrés. Les répétitions sont nombreuses, la forme en est fragmentaire. Aussi n'est-ce pas un ouvrage à lire de façon linéaire mais plutôt à picorer pour en méditer la beauté mélancolique. C'est le livre de chevet idéal... ce qui n'a pas échappé à certains habiles vendeurs de prêt-à-penser. Marc Aurèle aurait été surpris de l'utilisation que font de ses Pensées certains adeptes du développement personnel : l'écriture a beau être dirigée "pour moi-même", il n'est pas question d'un moi individualiste en quête d'épanouissement et d'autonomie personnelles, bref, d'un moi contemporain. Si les préceptes du stoïcisme peuvent aider à déterminer une droiture des pratiques quotidiennes -comment réagir face à un deuil, à un revers de fortune-, il s'agit surtout d'accorder son existence au cosmos en consentant à son fonctionnement. Tout empereur qu'il est, Marc Aurèle n'espère pas particulièrement le succès de ses entreprises et ne travaille pas à éviter l'échec, comme l'enseignerait un coach de vie. Il ne tend qu'à accomplir sa "tâche d'homme"."
Philosophie magazine, n°118, avril 2018.

 "La pensée stoïcienne est fondée sur des principes simples. Cela rend possible de les savoir par coeur, de les transporter avec soi ou de les garder en mémoire pour s'en souvenir dans n'importe quelle situation, y compris les plus critiques. C'est bien ce qui rend cette pensées fascinante. La plupart de ses représentants, qu'il s'agisse de Marc Aurèle, d'Epictète, de Sénèque ou de Cicéron, sont confrontés au quotidien à des situations extrêmes, que ce soit la guerre ou la douleur physique. Les principes stoïciens ne sont jamais invoqués pour le seul plaisir de la contemplation, bien que leur contemplation puisse aussi être pour ces auteurs une source de consolation : ils sont inséparables de la nécessité d'agir. En quelque sorte, plus un principe est simple, plus il appelle une action, et plus cette action ouvre une route, trace un chemin, indique une direction plutôt qu'une solution définitive. Prenons, par exemple, un principe bien connu du stoïcisme antique qui consiste à faire au mieux ce qui dépend de nous et à accepter ce qui ne dépend pas de notre volonté, on voit bien qu'il n'est pas évident de tracer une limite entre ce qui dépend de notre bonne volonté et ce qui lui échappe. Et ce sont moins des concepts qui vont donner une réponse toute faite, une réponse par anticipation, qu'une série d'actes qui vont tracer un chemin inédit [...]".
"Ce que la pensée stoïcienne suppose aussi sans le dire, mais qui semble avoir une portée immense, c'est que les événements sont inséparables de nos émotions. Les événements soulèvent des émotions et les émotions colorent les événements. L'extérieur et l'intérieur sont toujours reliés. Quelle que soit la situation, nous sommes libres d'ignorer ce lien, ou de reconnaître son existence et de le célébrer. Contempler ce lien entre intérieur et extérieur appelle l'action, ouvre une voie. Le stoïcisme est une pensée pour les extrêmes, c'est une pensée pour l'abîme, capable de libérer l'esclave autant que l'empereur, Epictète et Marc Aurèle ; et nous, qui oscillons avec tant de violence entre l'illusion de la toute-puissance et le risque de l'aliénation [...]".
"Ce qui fait la richesse des Pensées, et leur éternité, c'est que contrairement à la majorité des livres de développement personnel, Marc Aurèle ne nous promet pas, ne se promet pas, n'imagine pas un seul instant que s'il suit une recette philosophique -c'est-à-dire, pour un stoïcien, mener son existence avec courage, tempérance et sagesse-, le monde obéira à sa volonté. Il ne croit pas qu'être libre, ce soit faire, avoir ni même être ce que l'on veut -en l'occurrence, pour lui, être philosophe-, mais vouloir ce qui est. Et "ce qui est" n'est pas tant une situation, une personne ou un événement particulier, que l'univers entier reflété dans l'instant présent. Ce qui est est inconnaissable, ce qui est ne cesse de s'approfondir et c'est dans cet approfondissement que se trouvent le bonheur et le sens. Dans cet approfondissement que tout individu désire, mais auquel il n'accède qu'à condition que sa volonté s'efface devant quelque chose qui le dépasse".
SORENTE Isabelle, Philosophie magazine, n°118, avril 2018.



Epictète