Old Taylor Rd, Oxford courtesy of American Memory Project, Library of Congress

samedi 17 décembre 2011

Yoknapatawpha

 Entrance to farm estate in Jefferson County, Kentucky
Library of Congress

"Avancer que, dans les romans de Faulkner, le milieu, le paysage a une fonction topique en ce sens qu'il semble s'accorder au sujet, à l'intrigue, au personnage, relève de l'évidence. C'est le cas chez la plupart des grands romanciers, surtout américains (Melville, Cooper, Twain, London, Steinbeck ou même Hemingway). Mais, chez Faulkner, il  est campé sans décor ni même décorum : ni bucolique, ni idyllique, ni fantastique. Il n'est pas non plus du seul ordre de la référentialité, comme peuvent l'être ceux dépeints par Dos Passos. Le paysage, dirait-on, a été ; c'est un paysage fantôme, mais pas fantomatique : il n'y a pas de place pour le merveilleux ou la fantasmagorie. Ce ne sont pas les mondes défigurés d'Edgar Poe non plus que ceux tourmentés de Nathaniel Hawthorne. Faulkner n'est pas un "gothique" ni un romantique et , à aucun moment, ne plaide pour un retour à l'ordre naturel, à la wilderness proprement dite, qui, sous sa plume, n'est pas plus harmonieuse ni plus authentique que le countryside. Il n'y a pas plus de bon paysage qu'il n'y a de bon sauvage. Le Mississippi, le fleuve, quand bien même serait-il déchaîné, est un "Vieux Père" (Old Man River), chose dénommée, chose chantée, et, ce faisant, chose ouvrée par l'homme et, pourrait-on dire, chose paysagée."

Jean Jamin, Faulkner - le nom, le sol et le sang.CNRS éditions.


Near Greensboro, Alabama
Library of Congress


"Une rue tournait à angle droit, descendait, devenait un chemin de terre battue. Des deux côtés, le terrain tombait en pente plus rapide ; un grand plateau parsemé de petites cases dont les toits, usés par les intempéries, arrivaient au niveau de la route. Elles se dressaient dans des petits carrés sans herbe, couverts de détritus, briques, planches, tessons de vaisselle, toutes choses qui, un jour, avaient eu leur utilité. Pour toute végétation, on ne voyait que des herbes folles. Quant aux arbres, c'étaient des mûriers, des acacias et des sycomores, arbres qui participaient eux aussi de l'affreux dessèchement qui cernait les maisons, arbres dont les bourgeons semblaient les vestiges de septembre, comme si le printemps même les avaient oubliés, les laissant se nourrir de l'odeur forte et indubitable des Noirs au milieu de laquelle ils croissaient. [...] La route montait encore vers un paysage qui rappelait un décor de fond peint. Creusée dans une brèche d'argile rouge couronnée de chênes, la route paraissait s'arrêter brusquement comme un ruban coupé. Sur un côté, une église délabrée élevait de guingois son clocher comme une église peinte, et le paysage tout entier était aussi plat, aussi dénué de perspective qu'un carton peint, dressé au bord extrême de la terre plate, sur les espaces de soleil éventé, avril et le matin tout frémissant de cloches."
William Faulkner, Le bruit et la fureur.

Palatine church village, Montgomery County, NY
Library of Congress

mercredi 7 décembre 2011

"La première chose qu'il vit, dehors, ce fut l'herbe. Puis il découvrit l'eau. Il avança de quelques pas chancelants, surpris de voir combien l'endroit était obscur, et soudain, comme pour répondre à ses pensées, une ampoule s'alluma au-dessus de la porte, éclairant le bitume fendillé devant lui. Il entendait la rumeur de la circulation sur lepont au-dessus de sa tête, et peu à peu, la sensation de nausée reflua. Peut-être n'allait-il pas vomie, en fin de compte. Il avala une grande goulée d'air nocturne. Sur sa gauche se dressait une montagne de palettes en bois pourri et de casiers à homards rouillés, dont certains comportaient d'énormes trous aux bords déchiquetés, comme s'ils avaient été attaqués par des requins. Dave se demanda ce que de tels pièges pouvaient bien faire là, aussi loin à l'intérieur des terres, qui plus est au bord d'une rivière, avant de conclure qu'il était trop saoul de toute façon pour chercher une explication. Derrière cet empilement, il y avait un grillage tout aussi rouillé que les casiers à homards et envahi par les ronces. Un terrain vgue s'étendait sur sa droite, recouvert de broussailles aussi hautes qu'un homme, dont certaines poussaient aussi à travers le revêtement craquelé de l'arrière-cour."
(...)
"Il s'accroupit près de Val, fourra les vêtements dans le sac, puis emporta couteau et revolver sur le minuscule débarcadère, d'où il les envoya l'un après l'autre au milieu de la Mystic River."

Mystic River, Dennis Lehane, Éditons Rivages.

Violent et poignant, un roman d'une grande intensité.  


 Bande annonce de Mystic River, réalisé par Clint Eastwood, avec Sean Penn (oscar du meilleur acteur), à qui le rôle va comme un gant.

dimanche 4 décembre 2011

Amérique, Grands Espaces et Liberté




"La pointe était plus ventée. Roy se tenait sur le rivage où s'écrasaient des vagues de près d'un mètre de haut et il apercevait des moutons au large. Il n'avait pas remarqué à quel point leur petite crique était abritée. Il arpenta la rive quelques minutes en observant la galets blancs polis et la rangée d'arbres qui se dressait derrière lui sur un tertre d'herbe, de terre et de racines qui bordait la plage de tous côtés et était exposé aux intempéries de toute part. Il ne comprenait pas comment la terre pouvait rester en place, mais quand il se pencha, il vit que ce n'était qu'une couche de mousse et de racines. Il pensa aux ours et scruta les alentours, il n'en aperçut aucun signe mais retourna vers la pointe en vue de la cabane, puis il lança son leurre dans l'embouchure de la baie pour attraper les saumons qui remontaient ou qui descendaient vers le large. Il ne pouvait voir ni son leurre ni aucun poisson et il se rappela les journées passées dans les criques de Ketchikan, debout à la proue du bateau de son père, entouré de poissons qui grouillaient sous la surface. Ce serait le cas ici dans quelques mois, mais il espérait tout de même pouvoir en attraper un précoce."
                                Sukkwan Island, David Vann, Éditions Gallmeister.



 A ce moment, Chris était parti depuis longtemps. Cinq semaines auparavant, il avait chargé toutes ses affaires dans sa petite voiture et pris la direction de l'Ouest sans itinéraire précis. Ce voyage devait être une odyssée dans le plein sens du mot, un voyage épique qui changeait tout. Selon lui, il avait consacré les quatre années précédentes à un but absurde et coûteux : obtenir un diplôme universitaire. Enfin, il était maintenant dégagé de ses obligations, du monde étouffant de ses parents et de ses pairs, ce monde d'abstraction, de sécurité et d'abondance matérielle dans lequel il se sentait coupé de la vraie pulsation de la vie.
(...)
"Depuis deux ans, il marche sur la terre. Pas de téléphone, pas de piscine, pas d'animaux de compagnie, pas de cigarettes. Liberté ultime. Être un extrémiste. Un voyageur esthète dont le domicile est la route. Échappé d'Atlanta. Tu n'y retourneras pas parce que "l'Ouest est ce qu'il y a de mieux". Et maintenant, après deux années de déambulation, c'est l'aventure finale, la plus grande. La bataille décisive pour tuer l'être faux à l'intérieur de soi et conclure victorieusement le pèlerinage spirituel. Dix jours et dix nuits de trains de marchandises et d'auto-stop m'amènent dans le Grand Nord blanc. Il ne sera plus empoisonné par la civilisation qu'il fuit et il marche seul pour se perdre dans la nature." Alexandre Supertramp, Mai 1992.
Into the Wild, Jon Krakauer,Éditions 10/18.


mardi 29 novembre 2011

The Catcher in the Rye

New York

"Je suis rentré à pied à l'hôtel. Quarante et un pâtés de maisons. Je l'ai pas fait parce que j'avais envie de marcher ni rien. C'était plutôt parce que j'en avais marre de prendre des taxis. Les taxis, on s'en fatigue comme on se fatigue des ascenseurs. Tout d'un coup on veut aller à pied, même si c'est loin ou mêmesi c'est haut. Quand j'étais petit, ça m'arrivait souvent de monter par l'escalier jusqu'à notre appartement. Au douzième étage.
On voyait presque pas qu'il avait neigé. Y avait presque plus de trace de neige sur les trottoirs. Mais il faisait un froid glacial et j'ai sorti ma casquette de ma poche pour me la mettre sur le crâne. Je me foutait pas mal de l'allure que j'avais. J'ai même rabattu les oreillettes. J'aurais bien voulu savior qui m'avait fauché mes gants à Pencey, parce que mes mains étaient gelées. C'est pas que j'aurais fait grand-chose, si j'avais su. Je suis un type assez dégonflé. J'essaie de pas le montrer mais c'est pourtant vrai."

"Je vous en dirai pas plus. Sans doute je pourrais vous raconter ce que j'ai fait une fois rentré à la maison et comment je suis tombé malade et tout, et à quel collège je suis censé aller à l'automne prochain, quand je serai sorti d'ici mais j'ai pas envie. Sincèrement. Tout ça m'intéresse pas trop pour l'instant.
Y a un tas de gens, comme ce type, le psychanalyste qu'ils ont ici, ils arrêtent pas de me demander si je vais m'appliquer en classe quand j'y retournerai en septembre. A mon avis c'est une question idiote. Je veux dire, comment peut-on savoir ce qu'on va faire jusqu'à l'instant où on le fait ? La réponse est qu'on peut pas. Je vous jure, c'est une question idiote."

JD Salinger, L'Attrape-Coeur, édition Pocket