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samedi 15 septembre 2018

Walden


"Thoreau n'est pas un sage enclin à se retirer du monde, mais un homme bien décidé à y demeurer pleinement, en se donnant les moyens -spirituels- de le faire." (1)







"La richesse superflue ne peut acheter que des superfluités. L'argent n'est point requis pour acheter un simple nécessaire de l'âme."


      Walden, ou le retour à la nature, dans la nature, en son sein, vivant à son rythme. Henry David Thoreau a 28 ans lorsqu'il décide de vivre en marge de la société, celle des Etats du Nord des Etats-Unis, lesquels constitueront le berceau de l'industrie américaine. Ce pas-de-côté (nous sommes en 1845) lui permit d'écrire cet ouvrage composite qu'est Walden. Car si Thoreau est chanté par les amoureux de la nature, parfois même célébré par les adeptes de la décroissance, il faut bien admettre que l'homme est plus complexe qu'il n'y paraît. Certes, ce qui ressort principalement de la lecture de Walden ce sont les longues descriptions d'une nature en perpétuelle mutation, d'un étang à l'eau si pure, des arbres, des fleurs, des oiseaux...
"Dès les premiers jours de mai, les chênes, les hickorys, érables et autres arbres, tout juste bourgeonnant parmi les bois de pins qui entourent l'étang, impartissaient au paysage un éclat comparable à la lumière du soleil, surtout les jours couverts, comme si le soleil perçant les nuées brillait timidement çà et là sur les versants. Le trois ou quatre mai je vis un plongeon dans l'étang, et durant la première semaine du mois j'entendis le whippoorwill, la grive rousse, la litorne, le moucherolle verdâtre, le chewink et autres oiseaux. j'avais entendu depuis longtemps la grive des bois. Le moucherolle brun, une fois encore déjà revenu, avait jeté un regard par ma porte et ma fenêtre, pour voir si ma maison était assez caverne pour lui, se tenant suspendu sur ses ailes bourdonnantes les griffes recourbées, comme s'il s'agrippait à l'air, tout en faisant l'inspection des lieux ; le pollen-soufre du pitchpin bientôt saupoudra l'étang et les pierres et le bois pourri le long de la rive, au point qu'on eût pu en recueillir un plein baril."
      Cependant, ce retour à la nature exige des concessions : s'instruire par l'expérience d'un travail quotidien, fortifier son âme, notamment par la lecture, se séparer du superflu, produire soi-même ce dont on a besoin (construire sa maison par exemple), cultiver son jardin (afin de tendre à une certaine autarcie). Ainsi avons nous de nombreuses pages (un chapitre même !) sur son champ de haricots -"bio" avant l'heure-, son utilité et son économie. Car ce style de vie comporte aussi un aspect sans doute moins porteur (j'allais écrire vendeur) pour nos sociétés contemporaines : le refus du progrès lorsqu'il coûte plus qu'il ne rapporte à l'individu, à ce dont il aurait besoin pour vivre en communion avec la nature.Ainsi H. D. Thoreau refuse-t-il de prendre le train pour aller dans une ville voisine, car le temps nécessaire pour financer l'achat du ticket est plus important que le temps que lui mettra pour s'y rendre à pied. C'est à ce prix, en refusant ce dont on peut se passer, en cultivant soi-même les produits de la terre autour de chez soi, en vivant simplement (naturellement ?), que la communion avec la nature devient possible. Cela passe par un refus du paraître, de ses excès, obstacle à la compréhension de ce qui constitue l'être humain.
"Le luxe, en général, et beaucoup du soi-disant bien-être, non seulement ne sont pas indispensables, mais sont un obstacle positif à l'ascension de l'espèce humaine. Au regard du luxe et du bien-être, les sages ont de tous temps mené une vie plus simple et plus frugale que les pauvres."

      Refus du luxe donc, mais aussi un rejet du mouvement de patrimonialisation dont il redoute l'essor (que dirait-il aujourd'hui !).
"Les nations sont possédées de la démente ambition de perpétuer leur mémoire par l'amas de pierre travaillée qu'elles laissent.  Que serait-ce si d'égales peines étaient prises pour adoucir et polir leurs moeurs ? Un seul acte de bon sens devrait être plus mémorable qu'un monument aussi haut que la lune."

      L'homme doit, à l'inverse, se "construire", se connaître, compter sur lui-même, et parfois de méfier de ses congénères.
"Commencez où vous êtes et tel que vous êtes, sans viser principalement à plus de mérite, et avec une bonté étudiée allez faisant le bien. Si je devais le moins du monde prêcher sur ce ton, je dirais plutôt : Appliquez-vous à être bon [...] Il n'est odeur aussi nauséabonde que celle qui émane de la bonté corrompue. C'est humaine, c'est divine charogne. Si je tenais pour certain qu'un homme soit venu chez moi dans le dessein bien entendu de me faire du bien, je chercherais mon salut dans la fuite comme s'il s'agissait de ce vent sec et brûlant des déserts africains appelé le simoun, lequel vous remplit la bouche, le nez, les oreilles et les yeux de sable jusqu'à l'asphyxie, de peur de me voir gratifié d'une parcelle de son bien - de voir une parcelle de son virus mélangé à mon sang. Non, - en ce cas plutôt souffrir le mal suivant la voie naturelle. Un homme n'est pas un homme bon, à mon sens, parce qu'il me nourrira si je meurs de faim, ou me chauffera si je gèle, ou me tirera du fossé, si jamais il m'arrive de tomber dans un fossé. Je vous trouverai un chien de Terre-Neuve pour en faire autant. La philanthropie dans le sens le plus large n'est pas l'amour pour votre semblable."

      H.D. Thoreau apparaîtra même à certains de ses lecteurs quelque peu élitiste, voire conservateur, quand il s'agit d'instruction.
"L'homme d'études peut lire Homère ou Eschyle dans le grec sans danger pour lui de dissipation ou de volupté, car cela implique qu'il rivalise en quelque mesure avec leurs héros, et consacre les heures matinales à leurs pages. Les livres héroïques, même imprimés dans le caractère de notre langue maternelle, le seront toujours en langue morte pour les époques dégénérées ; et il nous faut rechercher laborieusement la signification de chaque mot, de chaque ligne, en imaginant un sens plus large que l'usage courant ne le permet avec ce que nous avons et de sagesse et de valeur et de générosité. Le livre moderne, aussi fécond qu'à bas prix, malgré toutes ses traductions, n'a pas fait grand-chose pour nous rapprocher des écrivains héroïques de l'Antiquité. Ils semblent tout aussi solitaires, et la lettre dans laquelle ils sont imprimés aussi rare et curieuse, que jamais. Cela vaut la dépense de jours de jeunesse et d'heures précieuses, d'apprendre rien que quelques mots d'une langue ancienne, qui sortent du langage ordinaire de la rue, pour servir de suggestions et de stimulants perpétuels. Ce n'est pas en vain que le fermier se rappelle et répète le peu de mots latins qu'il a entendus. On a l'air parfois de dire que l'étude des classiques devrait à la fin céder la place à des études plus modernes et plus pratiques ; mais l'homme d'études entreprenant étudiera toujours les classiques, en quelque langue qu'ils soient écrits, et quelque anciens qu'ils puissent être. Qu'est-ce en effet que les classiques sinon les plus nobles pensées enregistrées de l'homme ?"
 "Lire bien -c'est-à-dire lire des livres sincères dans un sincère esprit- constitue un noble exercice, et qui mettra le lecteur à l'épreuve mieux que nuls des exercices en honneur de nos jours. Il réclame un entraînement pareil à celui que subissaient les athlètes, l'application soutenue presque de la vie entière à cet objet. Les livres doivent être lus avec autant de réflexion et de réserve qu'ils furent écrits. Il ne suffit pas même de savoir parler la langue du pays dans laquelle ils sont écrits, car il y a un intervalle considérable entre la langue parlée et la langue écrite, la langue entendue et la langue lue. L'une est en générale transitoire -un son, une langue, un simple dialecte, quelque chose de bestial, et nous l'apprenons de nos mères inconsciemment, comme les bêtes. L'autre en est la maturité et l'expérience ; si l'une est notre langue maternelle, l'autre est notre langue paternelle, une façon de s'exprimer circonspecte et choisie, trop significative pour être perçue par l'oreille, et qu'il nous faut naître de nouveau pour parler."
 
      Enfin, pour l'auteur, le citoyen doit être prêt à défendre sa patrie.
"Je me sentais fier de savoir que les libertés du Massachusetts et de notre mère patrie était sous telle sauvegarde ; aussi, en m'en revenant à mon sarcloir, étais-je rempli d'une inexprimable confiance, et poursuivais-je gaiement mon labeur dans une calme attente de l'avenir."
"Il est une période dans l'histoire de l'individu aussi bien que de la race, où les chasseurs sont l'"élite", comme les appelaient les Algonquins. Nous ne pouvons que plaindre le jeune garçon qui n'a jamais tiré un coup de fusil ; il n'en est pas plus humain, c'est son éducation qui a été tristement négligée. Telle fut ma réponse pour ce qui est de ces jeunes gens que telle question préoccupait, sûr qu'ils ne tarderaient pas à être au-dessus d'elle. Nul être humain passé l'âge insouciant de la jeunesse, ne tuera de gaité de coeur la créature, quelle qu'elle soit, qui tient sa vie du même droit que lui."

      Dans les dernières pages, Henry David Thoreau tire le bilan de cette expérience.
"Grâce à mon expérience, j'appris au moins que si l'on avance hardiment dans la direction de ses rêves, et s'efforce de vivre la vie qu'on s'est imaginée, on sera payé de succès inattendu en temps ordinaire. On laissera certaines choses en arrière, franchira une borne invisible ; des lois nouvelles, universelles, plus libérales, commenceront à s'établir autour et au-dedans de nous ; ou les lois anciennes à s'élargir et s'interpréter en notre faveur dans un sens plus libéral, et on vivra en la licence d'un ordre d'êtres plus élevé. En proportion de la manière dont on simplifiera sa vie, les lois de l'univers paraîtront moins complexes, et la solitude ne sera pas solitude, ni la pauvreté, pauvreté, ni faiblesse, faiblesse. Si vous avez bâti des châteaux dans les airs, votre travail n'aura pas à se trouver perdu ; c'est là qu'ils devaient être. Maintenant posez les fondations dessous."





(1) SPECQ François, "Se perdre de vue dans ce que l'on voit : le Journal de H.D. THOREAU et l'écriture de la nature", Revue française d'études américaines, 2005/4, n°106, p 8-18.