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dimanche 24 juin 2018

Pensées pour moi-même... (suite)


 Nicolas Poussin, Paysage avec Saint Jean à Patmos


"L'empereur n'ajoute à la doctrine stoïcienne aucun concept. Il ne s'en revendique même pas explicitement, piochant ses références de façon éclectique.Pourquoi est-il alors considéré comme l'un des plus importants penseurs et adeptes de cette école ? Parce que les efforts, les doutes, la discipline dont il fait preuve dans ses Pensées pour moi-même illustrent bien l'esprit d'une philosophie qui invite avant tout à la pratique, non à la spéculation théorique. Les Pensées ne sont pas un essai : on y retrouve les grands thèmes du stoïcisme -recherche de l'absence de troubles de l'âme, distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas, souci de prendre sa place dans un ordre de la nature-, mais jamais discutés ou démontrés. Les répétitions sont nombreuses, la forme en est fragmentaire. Aussi n'est-ce pas un ouvrage à lire de façon linéaire mais plutôt à picorer pour en méditer la beauté mélancolique. C'est le livre de chevet idéal... ce qui n'a pas échappé à certains habiles vendeurs de prêt-à-penser. Marc Aurèle aurait été surpris de l'utilisation que font de ses Pensées certains adeptes du développement personnel : l'écriture a beau être dirigée "pour moi-même", il n'est pas question d'un moi individualiste en quête d'épanouissement et d'autonomie personnelles, bref, d'un moi contemporain. Si les préceptes du stoïcisme peuvent aider à déterminer une droiture des pratiques quotidiennes -comment réagir face à un deuil, à un revers de fortune-, il s'agit surtout d'accorder son existence au cosmos en consentant à son fonctionnement. Tout empereur qu'il est, Marc Aurèle n'espère pas particulièrement le succès de ses entreprises et ne travaille pas à éviter l'échec, comme l'enseignerait un coach de vie. Il ne tend qu'à accomplir sa "tâche d'homme"."
Philosophie magazine, n°118, avril 2018.

 "La pensée stoïcienne est fondée sur des principes simples. Cela rend possible de les savoir par coeur, de les transporter avec soi ou de les garder en mémoire pour s'en souvenir dans n'importe quelle situation, y compris les plus critiques. C'est bien ce qui rend cette pensées fascinante. La plupart de ses représentants, qu'il s'agisse de Marc Aurèle, d'Epictète, de Sénèque ou de Cicéron, sont confrontés au quotidien à des situations extrêmes, que ce soit la guerre ou la douleur physique. Les principes stoïciens ne sont jamais invoqués pour le seul plaisir de la contemplation, bien que leur contemplation puisse aussi être pour ces auteurs une source de consolation : ils sont inséparables de la nécessité d'agir. En quelque sorte, plus un principe est simple, plus il appelle une action, et plus cette action ouvre une route, trace un chemin, indique une direction plutôt qu'une solution définitive. Prenons, par exemple, un principe bien connu du stoïcisme antique qui consiste à faire au mieux ce qui dépend de nous et à accepter ce qui ne dépend pas de notre volonté, on voit bien qu'il n'est pas évident de tracer une limite entre ce qui dépend de notre bonne volonté et ce qui lui échappe. Et ce sont moins des concepts qui vont donner une réponse toute faite, une réponse par anticipation, qu'une série d'actes qui vont tracer un chemin inédit [...]".
"Ce que la pensée stoïcienne suppose aussi sans le dire, mais qui semble avoir une portée immense, c'est que les événements sont inséparables de nos émotions. Les événements soulèvent des émotions et les émotions colorent les événements. L'extérieur et l'intérieur sont toujours reliés. Quelle que soit la situation, nous sommes libres d'ignorer ce lien, ou de reconnaître son existence et de le célébrer. Contempler ce lien entre intérieur et extérieur appelle l'action, ouvre une voie. Le stoïcisme est une pensée pour les extrêmes, c'est une pensée pour l'abîme, capable de libérer l'esclave autant que l'empereur, Epictète et Marc Aurèle ; et nous, qui oscillons avec tant de violence entre l'illusion de la toute-puissance et le risque de l'aliénation [...]".
"Ce qui fait la richesse des Pensées, et leur éternité, c'est que contrairement à la majorité des livres de développement personnel, Marc Aurèle ne nous promet pas, ne se promet pas, n'imagine pas un seul instant que s'il suit une recette philosophique -c'est-à-dire, pour un stoïcien, mener son existence avec courage, tempérance et sagesse-, le monde obéira à sa volonté. Il ne croit pas qu'être libre, ce soit faire, avoir ni même être ce que l'on veut -en l'occurrence, pour lui, être philosophe-, mais vouloir ce qui est. Et "ce qui est" n'est pas tant une situation, une personne ou un événement particulier, que l'univers entier reflété dans l'instant présent. Ce qui est est inconnaissable, ce qui est ne cesse de s'approfondir et c'est dans cet approfondissement que se trouvent le bonheur et le sens. Dans cet approfondissement que tout individu désire, mais auquel il n'accède qu'à condition que sa volonté s'efface devant quelque chose qui le dépasse".
SORENTE Isabelle, Philosophie magazine, n°118, avril 2018.



Epictète



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